INTERNET, DROIT D AUTEUR ET PHOTOGRAPHIE

par Théo Hassler et Virginie Lapp

Avertissement : ce texte est la mise en forme d'une conférence dispensée par les co-signataires au titre du GOA. Il ne prétend pas à l'exhaustivité de toutes les questions soulevées par la diffusion de photographies sur l'Internet.

Il existe un fossé de la pensée entre les juristes et certains utilisateurs d'Internet. Pour ces derniers la philosophie libérale, voire libertaire, d'Internet implique qu'aucune règle juridique ne doit lui être applicable. Le réseau serait une bulle hors du monde où chacun pourrait s'exprimer librement sans aucune contrainte quelle qu'elle soit. Disons le tout net, une telle démarche est inacceptable juridiquement, philosophiquement et socialement.

Les excès les plus voyants d'Internet, qu'il s'agisse du racisme, du révisionisme, de la pédophilie ou de la zoophilie commandent d'être réprimés sur Internet comme ailleurs ; affirmer le contraire, faire d'Internet une zone franche ajuridique, c'est en fait abolir les interdits les plus fondamentaux et autoriser des excès qui ne manqueraient pas de se propager rapidement par le canal d'autres modes de diffusion.

Et ce qui est vrai des plus grands tabous l'est aussi de secteurs du droit moins spectaculaires. Par exemple, on ne saurait concevoir que sous prétexte de diffusion sur Internet les règles de la propriété littéraire et artistique ne s'appliquent pas. Si l'on pouvait représenter un ouvrage sur Internet en méconnaissant les intérêts pécuniaires des détenteurs des droits (affaire du "grand secret") ce serait vouer les éditeurs sur support papier et les écrivains à la "faillite". Il est donc légitime que les premières décisions de jurisprudence afférentes à l'Internet aient affirmé que le droit commun de la propriété littéraire et artistique s'appliquent à lui (voir Paris 13 mars 1996, JCP 1996, 22632, obs. Derieux ; TGI Paris, réf. 16 avril 1996, D.1997, Som. 72, nos obs.; TGI Paris, réf. 14 ao°t 1996, D.1996, 480, note Gautier).

Pour autant, à notre sens, il ne faut pas se leurrer : la simple transposition du droit commun à Internet se révélera inadaptée. Dans le conflit entre la technique et le droit, c'est ce dernier qui doit se plier ; sous peine de demeurer inappliqué. Par exemple, les reproductions sur cassette audio ont nécessité l'instauration d'une licence légale pour sauvegarder, autant que faire se pouvait, les intérêts des ayants-droit. De la même façon, alors que l'interactivité de l'ordinateur permet de triturer une image il serait vain d'espérer appliquer sans discernement le droit moral, dans son aspect manque de respect à l'oeuvre, sous peine de voir la règle juridique violée et ridiculisée ; le droit n'en sortirait pas grandi, tant dans le domaine des idées que dans celui de l'effectivité. On le pressent, dans le secteur de l'imagerie, il faudra adapter le régime juridique du droit moral ; c'est donc, entre autres, les détenteurs de droits sur des photogaphies qui risquent d'être les plus concernés par l'évolution qu'Internet fera subir à la propriété littéraire et artistisque (du moins en ce qui concerne ce mode d'exploitation), qu'il s'agisse du droit moral (II) ou des droits patrimoniaux (I). Il ne faut pas s'en offusquer : après tout, il est d'autres secteurs de la propriété littéraire et artistique où un équilibre des droits et un certain recul des prérogatives des auteurs ont pu être notés. Tel fut le cas des architectes en cas de confrontation entre leurs prérogatives et celles du propriétaire (pour un exemple relativement récent Civ. 1ère 7 janv. 1992, D.1993, 522, note Edelman). De la même façon, l'auteur qui consent la cession du droit de "remake" sait que son oeuvre sera inévitablement déformée.

Le marché de la photographie est en pleine extension sur l'Internet. Les entreprises, les organismes les plus divers (organisations humanitaires, fondations, offices de tourisme et musées, collectivités territoriales, associations) recourent à des éditeurs ainsi qu'à des prestataires de services pour créer des pages web où sont nichées des photographies ; on conçoit que l'office du tourisme de la Ville de Paris veuille utiliser des photos de la tour Eiffel ou de tel ou tel bâtiment public ou privé pour valoriser auprès des Internautes la capitale française et inciter les touristes à y venir ; Internet est là un mode de communication moins coûteux et autrement plus efficace que les dépliants touristiques envoyés par courrier postal.

On éliminera de l'étude toutes les utilisations d'Internet dans le cercle privé puisqu'elles échappent, du moins pour les droits patrimoniaux, aux contraintes des droits de reproduction et de représentation (art. L.122-5 CPI), les utilisations de photos tombées dans le domaine public, les questions liées aux artistes-interprètes, enfin, celles des images de synthèse qui soulèvent des problèmes spécifiques.

I) LES DROITS PATRIMONIAUX

Ce sont les détenteurs de droits qui animeront le marché et c'est donc en raisonnant à partir de leurs préoccupations que nous évoluerons. Ces détenteurs sont généralement des personnes morales à qui l'auteur a cédé ses droits. Il peut s'agir d'une agence de publicité, d'un éditeur spécialisé dans le domaine de la photographie, d'un éditeur papier, qui, pour des livres illustrés, veut mettre en ligne un service payant de consultation, d'un prestataire (ou fournisseur) de services Internet qui désire créer une page sur le web pour un de ses clients, etc..., mais, dans tous les cas, d'un maillon intermédiaire entre le photographe auteur et le consommateur (au sens large) du produit fini. De cette situation d'intermédiaire s'infère un double souci : en amont (A) s'assurer que les droits lui ont bien été transmis et qu'il en est donc le détenteur légitime, en aval (II) veiller, entre autres, à la rentabilité du produit.

A) EN AMONT :

Soit une agence de publicité qui demande à un fournisseur de services de créer la page de publicité d'un hôtel sur le web. Elle fournit des photos qui montrent le bâtiment de l'hôtel, mais aussi des maisons à caractère touristique du quartier et l'image d'une star du cinéma qui était de passage à l'hôtel ; le commentaire audio et (ou) textuel est axé bien évidemment sur la promotion de l'hôtel. Quelles ont les opérations juriques que doit sécuriser le fournisseur de services ?

a) Les consentements requis :

Comme à tout professionnel il appartient au fournisseur de services de vérifier qu'en amont l'agence de publicité s'est ménagée toutes les autorisations nécessaires (pour un exemple récent dans lequel un sous-éditeur s'est vu condamner pour n'avoir pas vérifié la régularité de la chaîne des droits et pour ne pas s'être fait communiquer le contrat principal Paris 27 oct. 1995, D. 1995 I.R. 260). Cela n'est pas simple, car la protection sur les images se dédouble et ressortit à deux catégories distinctes de droits :

1) En ce qui concerne les droits d'auteur sur les photos on supposera que le photographe personne physique était le salarié d'une entreprise qui a cédé ses droits à l'agence.

Contrairement aux droits de la personnalité, en principe, la cession des droits ne peut être tacite en matière de propriété littéraire et artistique, si bien qu'un écrit est donc nécessaire à chaque maillon de la chaîne.

Dans le rapport salarié-patron il a été jugé récemment que la cession des droits photographiques ne résulte pas du seul état de salarié (Versailles 20 avr.1995, Légipresse nov. 1996.II.140).

Les mêmes droits ont dû être transmis dans le rapport entre l'entreprise et l'agence de publicité.

Il devra en être de même, ensuite, entre l'agence et le fournisseur de services. Ici, cependant, la situation est légèrement différente, car, outre le transfert de droits le contrat comporte un travail à effectuer (confectionner une page web). Or, en cas de commande, il a parfois été jugé qu'un écrit relatif à la cession n'était pas nécessaire et que celle-ci était implicite entre le fourni et le fournisseur (voir par exemple dans l'hypothèse de relations d'affaires antérieures entre les contractants Com. 1er déc. 11987, JCP 1988 IV 56). Au vrai la jurisprudence est particulièrement confuse sur cette question de l'exigence d'un écrit, car elle semble juger au cas par cas. De toute façon, même à oublier un écrit dans le rapport agence-fournisseur de services, cela ne garantit pas le fournisseur que l'agence, elle, avait toutes les autorisations en amont.

2) En ce qui concerne la photo de la star il faut en outre que le consentement de celle-ci à l'exploitation de son image ait été obtenu. S'agissant d'un droit de la personnalité le consentement peut n'être que tacite et résulter des circonstances : la star souriait et avait la tête tournée vers le photographe, ce qui indique qu'elle savait qu'elle était photographiée et qu'elle ne s'y opposait pas. Mais, compte tenu de ce qu'il est convenu d'appeler la patrimonialisation du droit à l'image, ce consentement ne vaut pas pour une exploitation publicitaire de son image, tant et si bien, finalement, que là aussi, un consentement, si possible écrit pour des raisons de preuve, sera nécessaire, consentement rétrocédé à tous les maillons de la chaîne par le détenteur originaire.

Les photos de l'hôtel et des maisons particulières appellent elles aussi l'attention, car le consentement des propriétaires est nécessaire, l'image étant un attribut du droit de propriété (voir Marie Serna, L'image des personnes physiques et des biens, Economica,1997, p.157 et s.). Leur exploitation à des fins mercantiles générerait un préjudice commercial.

b) Le contenu de l'écrit :

Une des questions les plus controversée de ces dernières années a été de mesurer le champ d'application des articles 131-2 et 3 CPI. Ces dispositions exigent non seulement que la cession des droits se fasse par écrit, mais encore que cet écrit comporte certaines mentions tels que la durée, le lieu, le mode d'exploitation de l'oeuvre. Un contentieux nourri a opposé sur ce point les annonceurs publicitaires aux agences, les premiers soutenant contre les seconds que la commande d'une oeuvre publicitaire (par exemple une photo) suffisait à valoir transmission des droits de diffusion à leur profit, y compris après cessation de leur relation contractuelle commune. L'application de ces articles, très protecteurs des intérêts des auteurs, ont un sens dans le rapport déséquilibré qui peut exister entre un auteur individu et une entreprise (ici le photographe salarié avec son patron), mais pas dans les rapports d'entreprises entre elles, tant il est vrai que la loi est faite pour protéger les faibles, pas les forts. On comprend donc que dans un revirement de jurisprudence remarqué (l'arrêt PERRIER) les juges aient affirmé que l'article 131-3 n'est applicable qu'aux seuls contrats consentis par l'auteur et non à ceux que peuvent conclure de simples cessionnaires de droits (ici les entreprises intermédiaires que sont les éditeurs et les prestataires de services) avec des sous-exploitants (Civ. 1ère 13 oct. 1993, D. 1994, Som. 280, nos obs.).

Au vrai, cet arrêt a surtout des incidences dans les rapports entre les annonceurs et les agences ; il ne change pas grand chose dans les rapports entre cessionnaires successifs des droits, car il leur incombera malgré tout de se procurer un écrit circonstancié et détaillé quant aux droits cédés, quand bien même la disposition susvisée n'est pas applicable. En effet, il est de jurisprudence constante que la cession des droits de représentation et de reproduction est d'interprétation restrictive. Si on considère qu'Internet est un mode d'exploitation spécifique il est indispensable, qu'à chaque maillon de la chaîne les droits pour la diffusion des photos sur le réseau aient été transférés, ce qui nécessite que les conventions accordent expressément le droit de représentation et de reproduction sur Internet.

Sécurisé en amont, l'exploitation peut se faire désormais en aval.

B) EN AVAL :

a) L'autorisation :

Imaginons qu'un particulier diffuse sur Internet une photo originale, et à ce titre protégée par la propriété littéraire et artistique, et qu'une entreprise la capte pour la rediffuser à des fins publicitaires sur le réseau. En l'état du droit positif l'entreprise commet un acte de contrefaçon. Mais il est permis de soutenir que la philosophie d'Internet commande une autre interprétation des textes en vigueur ou suggère leur modification. L'internaute sait, en effet, pertinemment que la nature de ce mode d'exploitation peut conduire des tiers à scanner, stocker, puis à dupliquer la photo ; et quand il ne le souhaite pas, c'est pour le moins un risque qu'il accepte compte tenu du mode d'exploitation choisi. Cependant l'auteur pourrait sauvegarder ses droits en apposant la mention copyright (art.15 convention de Berne), ce qui marquerait son hostilité à toute reproduction.

Le raisonnement peut-il être transposé à l'espèce où ce serait une entreprise (et non un particulier) qui aurait pris le risque de la diffusion sur le réseau ? On peut objecter que le caractère mercantile de la démarche entrepreneuriale est à l'opposé d'une quelconque autorisation tacite qui, de plus, pourrait bénéficier à des concurrents. A l'opposé, on peut aussi estimer que, plus encore qu'un particulier, un professionnel doit appréhender la dimension juridique et que s'il veut sauvegarder ses intérêts il lui appartient d'inscrire la mention coyright. En définitive, ce qui est envisageable pour un profane l'est plus encore pour un professionnel.

b) La rémunération :

Changeons d'exemple et plaçons-nous dans la situation d'un éditeur qui moyennant paiement, permettrait l'accès à une collection de photos par un code.

En principe, la rémunération des auteurs doit être proportionnelle aux recettes. Les auteurs cédants originaires des droits peuvent-ils avoir cette exigence pour la diffusion des photos sur le réseau, ce qui obligerait l'éditeur a assurer une remontée des recettes ? La réponse est positive dès lors qu'un code d'accès permet de contrôler le nombre de clients, sauf à invoquer l'article L.131-4 3 CPI qui autorise une rémunération forfaitaire des ayants-droit lorsque "les frais des opérations de calcul et de contrôle seraient hors de proportion avec les résultats à atteindre"; ce sera souvent le cas en matière de photographie, en raison des faibles montants alloués. En revanche, si la diffusion se faisait sans code d'accès, la "base de calcul" (art. L.131-4 1 CPI) ne pourrait être établie et, ici également, la rémunération revêtira une un caractère forfaitaire. En tout état de cause, il semble depuis l'arrêt Perrier (précité) que l'exigence d'une rémunération proportionnelle ne peut être le fait que de l'auteur et pas des cessionnaires successifs des droits.

Pour s'affranchir du paiement du prix, l'internaute qui, dans une collection de photos et à des fins étrangères au cercle de famille, reproduirait l'une d'entre elles peut-il se recommander du droit de citation de l'article 122-5 CPI ? On sait, à propos de la reproduction des oeuvres artistiques sur les catalogues des ventes aux enchères publiques que la cour de cassation n'a pas accepté l'exception de citation. Le législateur (loi du 27 mars 1997) est venu briser cette jurisprudence. Ce qui vaut désormais pour les supports papier vaudra-t'il aussi pour les mêmes reproductions de photos faites sur Internet ? La lettre du texte semble bien l'exclure puisqu'il est fait mention de "catalogues et de documents". Sauf à interprèter largement le terme document, seul un support papier paraît autorisé, au titre de l'exception de citation. On peut regretter que le législateur ait été si rétrograde et ait fait preuve d'une aussi courte vue alors que par ailleurs les politiques réclament à des experts des idées pour promouvoir Internet.

Une meilleure adaptation à la réalité semble également pouvoir être débattue pour ce qui relève du droit moral.

II) LE DROIT MORAL

Les problèmes soulevés sont plus intenses encore que pour les droits pécuniaires, ce qui, faute de jurisprudence ne nous empêchera pas d'être brefs. L'Internet permet bien évidemment la reproduction de la photo telle qu'elle est, mais aussi, grâce à l'interactivité, de la retoucher ; dans les deux cas des questions spécifiques à ce mode d'exploitation apparaissent.

A) la photo n'a pas été retouchée :

Bien évidemment l'auteur a le droit à voir son nom cité sous l'oeuvre. Il faut y insister car la taille réduite de l'écran peut inciter les prestataires de sercices ou les éditeurs à s'affranchir de cette contrainte pour gagner de l'espace.

Le manque de place fait aussi que, souvent, la taille de la photo sera réduite de format. A notre sens il ne devrait pas y avoir atteinte au droit moral, car l'auteur qui cède ses droits sur Internet sait que telle est la contrainte technique. Mutatis mutandis il en va de même des films cinématographiques représentés sur écran télévisuel.

Le raisonnement et la conclusion vont dans le même sens en ce qui concerne le piqué de la photo, bien moins satisfaisant sur Internet que sur support papier.

B) La photo a été retouchée :

Recadrage d'une photo : en droit commun pareil fait a été jugé comme un manque de respect à l'oeuvre (Paris 11 juin 1990 RIDA oct. 1990, 293). S'agissant d'Internet nous pensons qu'il faut distinguer. Si le recadrage était nécessaire pour des questions techniques inhérentes au système l'atteinte ne serait pas constituée. Il en irait différemment si le recadrage s'avérait être de pure convenance personnelle, à moins que l'auteur n'y ait consenti.

La déformation d'une photo par modification de son contenu est condamnée en droit commun (voir par exemple TGI Paris 26 juin 1985, D.1986 I.R. 184, obs. Colombet). A notre sens il ne doit pas en aller de même sur Internet, à condition toutefois que le diffuseur ait acquis le droit d'adaptation. Mais la question se posera de savoir si, en raison de l'interactivité sur le réseau, la cession pour ce mode d'exploitation n'implique pas implicitement le transfert du droit d'adaptation. Pour notre part nous avouons une réticence à admettre pareille cession implicite.

Comme en droit commun, une photo dont les droits auraient été cédés, mais qui serait utilisée dans un contexte inattendu peut constituer une atteinte. Il en irait ainsi si le portrait (classique) d'une personne se retrouvait au milieu de photos à caractère pornographique (pour un exemple différent de non respect de l'esprit de l'oeuvre : Paris 11 mai 1965, D.1967, 555, note Françon), ou si si la photo d'une célébrité était utilisée à des fins publicitaires sans son consentement (pour une atteinte au droit moral en cas d'utilisation d'une musique au sein d'une publicité : TGI Paris 15 mai 1991, PA 31 mars 1993, note Ienne).

Théo Hassler et Virginie Lapp

Avocats / Professeur des universités, membres du GOA (groupe d'observation audiovisuel)